I
LES RESCAPÉS DU B 312
Il existe, dans les familles, des affinités héréditaires pour certains métiers. Valentin Durafour, dont le père avait conduit des autobus dans Paris, poursuivait à peu près le même travail. Pilote à la S.T.C.N.P. (Société de transports en commun New York-Paris), il couvrait régulièrement ses dix aller et retour par jour, et espérait arriver sans histoires à l’heure de la retraite. C’était un métier de tout repos. En vérité, le pilote n’était guère plus qu’un figurant. Le contrôleur, lui, assumait des responsabilités, et abattait de la besogne, oui. Avec sa petite boîte sur le ventre, il devait demander à chaque voyageur son ticket et l’oblitérer – crrrr... – dans un bruit de crécelle. Aux heures d’affluence, à la sortie des bureaux et des ateliers, quand les travailleurs parisiens regagnaient leur pavillon de la banlieue de New York (ils préféraient habiter l’Amérique, c’était toujours plus confortable), ce n’était pas une sinécure de s’acquitter de ce travail, surtout en deuxième classe, avec tous ces gens debout entre les sièges, qui se marchaient sur les pieds.
Pendant ce temps, le pilote demeurait bien tranquillement assis dans sa petite cabine. Au coup de sonnette du contrôleur, il appuyait sur le bouton qui bloquait les portes étanches, puis il embrayait. Après, en somme, il n’avait plus à s’occuper de rien. Le stratobus démarrait doucement, pas plus de deux mille à l’heure au-dessus de Paris, sortait des couches basses de l’atmosphère, prenait alors toute sa vitesse sous l’effet de ses moteurs à réaction, et arrivait en vue des côtes américaines en moins d’une demi-heure. Du départ à l’arrivée, envol et atterrissage compris, il était conduit, contrôlé, surveillé, couvé pourrait-on dire, par des appareils automatiques de bord en liaison avec des appareils à terre. Il ne pouvait pas plus s’écarter de sa route que le métro de ses rails.
Le seul inconvénient du métier de pilote, c’était qu’il s’ennuyait. Valentin Durafour, lui, pour passer le temps, tricotait des layettes en nylon mousseux, inusable. Ça le distrayait, si haut au-dessus des nuages, et ça lui faisait un petit supplément de revenu.
Il y avait longtemps que les compagnies américaines avaient supprimé ces employés inutiles à bord de leurs appareils, mais en France on continuait d’être, comme toujours, un peu en retard. Les Français, si facilement héroïques quand il s’agit de donner leur vie pour rien, tiennent à ce qu’on veille sur elle quand ils paient. Et ils s’imaginaient puérilement être plus en sécurité avec un pilote qui ne servait à rien, que sans pilote. C’était une douce survivance de l’esprit petit-bourgeois.
Comme nous allons le voir, ce fut pourtant à cet attachement aux usages du passé que le monde dut d’être sauvé, sinon de la destruction totale, tout au moins de la barbarie définitive.
Ce matin-là, donc, Valentin Durafour et son bus, descendant à vitesse réduite vers New York, s’apprêtaient à atterrir. Ils n’étaient plus qu’à seize mille mètres d’altitude, et les voyageurs placés près des fenêtres, heureux de revoir la terre, regardaient monter vers eux le damier de la ville, quand, tout à coup, New York se souleva, s’embrasa, fleurit en une gigantesque fleur sphérique de flammes et de fumée, qui se mit à pousser à une vitesse vertigineuse vers le soleil.
L’éclair de lumière avait été si intense que lorsque le pilote et les voyageurs, après avoir fermé les yeux par réflexe de défense, les rouvrirent, ils ne virent plus qu’un essaim de papillons noirs voletant devant leurs rétines violentées.
Tous avaient compris, tous. C’était une explosion atomique. Guerre ou accident ? Chacun espérait : accident, et tout le monde craignait : guerre.
Il n’y eut aucune panique... Le cas était prévu, bien qu’il ne se fût jamais produit : si les appareils au sol venaient à cesser de fonctionner, le stratobus reprenait automatiquement de la vitesse et de l’altitude et se mettait à tourner en rond à trente mille mètres jusqu’à ce qu’il fût de nouveau happé par le contrôle.
Valentin Durafour n’eut même pas à intervenir. Son véhicule, qui portait le numéro B 312, releva le nez, et monta à la vitesse d’une comète vers l’azur, échappant de justesse au singulier bourgeonnement qui venait de réduire l’immense cité à un simple mélange de ciment pulvérisé, de chair vaporisée, de débris cuits et tire-bouchonnés.
Si rapides que fussent ses réflexes, jamais le pilote n’aurait pu changer de cap aussi vite, et le véhicule et ses passagers, quelques dixièmes de seconde plus tard, seraient entrés tout droit dans l’enfer. L’automatisme immédiat de la machine avait été leur salut.
Le B 312 se mit donc à décrire un immense cercle, à trente kilomètres d’altitude, et de là-haut, car le temps était clair, les passagers purent se convaincre qu’il s’agissait bien de la guerre, et non d’un accident. Ils virent en effet s’élever, sur tous les horizons, d’autres champignons incandescents, qui tournoyaient sur eux-mêmes, découvraient leur cœur de flamme blanche, se gonflaient et s’épanouissaient en parasols de fumée et de poussière.
Valentin Durafour décrocha le téléphone, et, par acquit de conscience, mais sans espoir, appela New York. Il ne restait de New York qu’un nuage que le vent commençait à effilocher, et New York, bien entendu, ne pouvait pas répondre. Alors le pilote, le cœur serré d’angoisse, appela Paris, et Paris, puis Londres, Moscou, Berlin, Nankin, Sydney, restèrent silencieux. Il appela vingt autres villes. Il obtenait, d’habitude, la communication en quelques secondes, le temps de faire le numéro sur son cadran. Aucune ville ne répondit.
Derrière lui, penché sur lui, le contrôleur, blême, une main sur la boîte accrochée à son ventre, l’autre appuyée sur le dossier du siège de pilotage, tendait l’oreille, essayait d’écouter la réponse qui ne venait pas. Il répétait de temps en temps deux mots entre ses dents, deux mots qui disaient tout ce qu’il éprouvait :
— Mes gosses... mes gosses...
Qui avait commencé la guerre ? Aucun des survivants de la catastrophe ne le sut jamais, ni même ne le supposa, tant la vérité était peu facile à deviner.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis, qui avaient essayé la bombe atomique sur le Japon, continuèrent d’en fabriquer. On pouvait craindre que ces bombes servissent un jour à autre chose que la chasse aux petits oiseaux. Aussi la Russie, puis d’autres nations, se mirent à chercher le secret de sa fabrication, et le découvrirent. Ce fut bientôt le secret de Polichinelle, et les bombes s’entassèrent, pendant que les délégués des nations à l’O.N.U. proclamaient, d’ailleurs avec sincérité, leur amour de la paix. Les hommes n’étaient plus maîtres de leur destin. Chaque nation avait peur des autres, peur d’être attaquée la première, peur de ne pas pouvoir répondre, et fabriquait, fabriquait les petites bombes. Les procédés de projection des bombes par fusées à réaction et de guidage par radar furent mis au point sans difficultés, et les spécialistes de tous les pays du monde installèrent les fusées sur leurs affûts, prêtes à partir, chacune réglée d’avance, pointée vers un objectif précis, qu’elle ne pouvait manquer. Un système de déclenchement automatique y fut ajouté. Le premier projectile qui approcherait d’un territoire armé provoquerait le départ immédiat des projectiles adverses. Ainsi, une nation qui prendrait la responsabilité de commencer la guerre subirait aussitôt la riposte, même si son bombardement détruisait tout chez l’ennemi, car celui-ci, avant de disparaître, aurait vu s’envoler ses propres engins de mort. La fabrication des explosifs atomiques avait été si perfectionnée, si simplifiée, et pris une telle cadence, qu’il n’était pas une ville des grandes nations, pas une de leurs agglomérations un peu importantes, vers qui ne fût braquée une de ces torpilles.
L’effroyable menace qui pesait sur l’humanité faillit provoquer une folie générale. Au cours d’une séance mémorable du conseil de l’O.N.U., un accord intervint enfin. Certes, il ne s’agissait pas de désarmer. Il eût fallu pour cela que quelqu’un commençât, acceptât cette humiliation et ce risque. Il n’en était pas question. Mais chacune des grandes nations se résigna à laisser garder ses batteries de départ par des représentants des autres nations. L’échange des surveillants se fit simultanément. Ils arrivèrent ensemble à leur poste, à la seconde S de la minute M de l’heure H du jour J. Ainsi, personne ne perdit la face. Ce fut la naissance du C.I.V. (Corps inter- national des veilleurs). Désormais, auprès de chaque rampe de départ, des gardiens des cinq principales puissances se relayèrent, veillant à ce que nul, jamais, ne fît partir le premier des engins infernaux. C’était une solution absurde, mais les hommes communs qui cherchent humblement et simplement à vivre trouvèrent que c’était déjà très beau. Ils commencèrent à respirer, à sourire. Ils imaginèrent que, peut-être, un jour, les gens sérieux qui mènent le monde et qui savent les choses se mettraient enfin d’accord pour détruire ces monstres au lieu de les surveiller. La joie succéda à l’angoisse, enfla, devint délirante. On dansa, on chanta, on se jeta dans les plaisirs avec une avidité qui masquait la survivance d’une peur qu’on préférait écraser sous les rires plutôt que l’avouer. Chacun, au fond de soi, conservait cette pensée de stupide bon sens : tant que les bombes existent, elles peuvent servir.
Ce fut bien, en effet, ce qui arriva.
Il existait une petite nation, très pauvre, au sein des montagnes, qui était neutre depuis toujours, qui n’avait jamais fait la guerre à personne, qui ne fabriquait que des jouets en bois, qui ne possédait aucune industrie, qu’on avait jugée si peu dangereuse, si misérable, si insignifiante, qu’elle ne faisait même pas partie de l’O.N.U. Or, il se trouva, dans ce pays, un homme assez fou pour croire que l’heure était venue pour sa patrie de dominer le monde, et assez exalté pour convaincre quelques-uns de ses compatriotes. Son plan était simple. Les procédés de fabrication de la bombe étaient connus. Ils figuraient dans les manuels à l’usage du baccalauréat. On se pro- curerait facilement un peu de matière première. Les chutes d’eau fourniraient l’énergie nécessaire. On ferait vite. Avant que le secret du complot ait pu transpirer, une seule fusée atomique, cela suffirait, partirait vers un objectif situé sur le territoire d’une des grandes puissances. Elle provoquerait le départ de toute la charmante artillerie braquée vers le zénith et, les grandes nations s’étant mutuellement exterminées, il ne resterait plus au petit peuple montagnard, si longtemps et injustement confiné dans ses étroites frontières, qu’à s’établir sur les dépouilles des puissants, à s’y multiplier et à y prospérer.
Une fois de plus, donc, le monde se trouva à feu et à sang par la faute d’une petite nation, mais cette fois-ci c’était l’agneau qui était devenu loup.
Les passagers du B 312, selon leurs nationalités ou leurs opinions, accusèrent divers pays d’être à l’origine de la guerre. Des discussions puis des disputes s’élevèrent et il s’en fallut de peu que le stratobus ne devînt le théâtre d’un conflit général, à l’image réduite de celui qui se déroulait à trente kilomètres au-dessous de lui.
Heureusement, le sentiment de la précarité de leur sort, et de leur solidarité devant l’angoissant avenir qui les attendait, calma l’humeur même des plus irascibles et un calme accablé régna bientôt à l’intérieur du véhicule.
Il y avait de tout, parmi les trois cents personnes que le B 312 promenait au-dessus des nuages : des commerçants, des ouvriers, des ménagères qui étaient parties faire une course en laissant le gaz allumé sous leur pot-au-feu, des employés, des étudiants, et il y avait aussi le professeur Coliot-Jurie, grand spécialiste de la physique atomique, qui allait faire son cours à l’Université de New York avant de revenir déjeuner dans son appartement du boulevard Saint-Michel. Sa jeune autorité, le respect qui entourait son nom firent que les voyageurs, lorsqu’ils eurent connaissance de sa présence à bord, se tournèrent tout naturellement vers lui pour le charger de trouver une solution à leur sort.
Le stratobus, mû par des moteurs à réaction atomique, possédait près de deux litres de carburant, c’est-à-dire de quoi tenir l’air indéfiniment. Mais s’il y avait de quoi alimenter les moteurs, il n’en était pas de même pour les passagers : quelques sandwiches au buffet, et une centaine de flacons de boissons diverses. C’était tout. Il fallait penser à revenir vers le sol, à atterrir. Mais où ?
Le professeur Coliot-Jurie s’installa près de Valentin Durafour. Celui-ci prit en main les commandes directes, dont il ne s’était jamais servi. Mais il connaissait bien la théorie de son métier, et c’était un homme adroit. Après quelques cabrioles, le B 312 s’arracha à son cercle automatique, prit la tangente, et fila droit devant lui.
Le stratobus fit sept fois le tour du globe, à la recherche d’un coin de paix. Les voyageurs, entassés derrière les fenêtres, ne virent qu’un immense nuage tourmenté, creusé de gouffres noirs, agité de tempêtes, qui semblait couvrir le monde entier. Au-dessus de l’hémisphère plongé dans la nuit, ce nuage était parfois éclairé de lueurs pourpres ou violettes, ou illuminé par d’immenses éclairs. Des remous terribles secouaient l’appareil.
Coliot-Jurie, penché sur une carte, réfléchissait. Depuis quelques années, une expérience était en cours au nord du Grœnland. On avait réchauffé une vaste région polaire, au moyen de générateurs caloriques à désintégration profondément enfoncés dans le sol à des endroits choisis. Sur ces étendues arrachées aux glaces éternelles, toutes les cultures des régions tempérées avaient été acclimatées et donnaient des primeurs d’une rare qualité qui profitaient à la fois d’un sol vierge et de l’éclairage rationnel qui remplaçait pendant six mois le soleil défaillant. Des paysans de toutes les nationalités, abandonnant les vieux continents épuisés, avaient émigré vers ces terres nouvelles, mais on ne s’était pas encore préoccupé d’extraire les richesses du sous-sol. Aucune industrie ne s’y était installée. Il demeurait quelque chance que ce coin du monde fût resté à peu près intact, aucun des belligérants n’ayant sans doute songé à envoyer des bombes sur des champs de fraisiers ou des semis de petits pois.
Il fallait tenter l’aventure. On n’avait d’ailleurs pas le choix.
Valentin Durafour conduisit le B 312 au-dessus de la région indiquée, réduisit sa vitesse, perça le nuage de poussière qui s’étendait jusque-là, et réussit à atterrir dans une plantation de canne à sucre déjà couchée au sol par un ouragan.
La guerre n’avait pas duré plus d’une heure mais les ravages provoqués par les bombes continuèrent longtemps après. Les nations civilisées étaient rasées, leurs populations anéanties. L’atmosphère bouleversée par les explosions réagit en effroyables tempêtes. Des cyclones brassèrent les ruines, des raz de marée submergèrent les côtes. La croûte terrestre, secouée, craqua. Tous les anciens volcans rentrèrent en éruption et des nouveaux jaillirent dans les hautes montagnes, soulevèrent les plaines. L’Europe disparut en partie sous les eaux, l’Amérique fut coupée en deux, un continent surgit au milieu du Pacifique. Du petit royaume des montagnes qui avait provoqué le cataclysme, il ne restait rien qu’un éboulis, sous lequel gisaient les coupables. Parmi ses rochers neufs et ses terres bouleversées, les cascades cherchaient en chantant leur nouveau chemin.
Les passagers du B 312, que vinrent rejoindre plusieurs autres stratobus rescapés et appelés par téléphone, eurent, de concert avec les survivants de la colonie, à lutter contre tous les fléaux. Inondations, tempêtes, séismes, famine, épidémies, folie, anarchie...
Le professeur Coliot-Jurie, entouré d’une poignée d’hommes d’action, mena le combat et, tandis que s’apaisaient les soubresauts du Monde, parvint à organiser la vie des quelques milliers de survivants qui allaient former la souche de l’humanité nouvelle.
Il fallut des générations et des générations, pour que la civilisation atomique pût renaître, s’installer d’abord sur l’ancienne calotte glaciaire, puis gagner peu à peu tout le globe, à mesure que les hommes se multipliaient. Le professeur Coliot-Jurie avait formé des élèves, qui en formèrent d’autres. Ils orientèrent l’humanité vers une vie où la science était enfin mise au service exclusif de la paix et du bonheur. La nature les aidait. Chaque couple avait un grand nombre d’enfants. Une langue universelle régnait, faite du mélange des anciens langages de tous les rescapés. Les îlots de survivants de diverses races, retournés à l’état sauvage, que l’on découvrait çà et là, au fur et à mesure de la conquête pacifique de la Terre, étaient scientifiquement absorbés, assimilés par métissage. On fonda un peu partout, sur les continents, des centres de repopulation et d’extension. Vint un siècle où il n’y eut plus de déserts. La Terre formait une seule nation, d’une seule race.
II
JOURNAL D’UN CIVILISÉ
An 5946 de l’ère de paix totale
— cent quatorzième jour de l’année.
Je viens de m’éveiller de mon sommeil de trois semaines. C’est cet après-midi que je dois fournir à la collectivité mes deux heures de travail mensuel. Dieu et l’atome soient bénis. Dieu est atome. L’atome est Dieu. L’infiniment petit et l’infiniment grand se pénètrent et se confondent. La dimension est une erreur, à l’image de l’homme, et à son usage. L’homme est moyen, l’homme est médiocre, mais il habite l’infini et l’infini l’habite. C’est en quoi il est à l’image de Dieu, et pourquoi Dieu a permis qu’il se serve de l’atome, pour se rapprocher de Lui.
J’ai pris l’habitude, dans les circonstances importantes de ma vie, et à certains moments où je me sens particulièrement en paix et lucide, de faire quelques réflexions à haute voix. Mon appareil enregistreur les grave dans la texture intime d’un fil d’argent. Après ma mort, mes enfants et mes plus lointains descendants posséderont ainsi quelques kilomètres de fil en bobines qui conservera ma voix inaltérable. Il leur suffira de faire dérouler le fil d’argent dans le même appareil, en inversant le courant, pour m’entendre, longtemps après ma mort, leur raconter les détails de la vie de notre époque.
Je suis riche. Je possède cent vingt grammes de matière en désintégration. Chaque citoyen, à sa naissance, en reçoit dix grammes. Cela lui suffit pour alimenter en énergie, pendant toute sa vie, les moteurs de ses appareils ménagers et de ses véhicules. Il en reçoit d’autres, au cours de son existence, s’il se distingue particulièrement par son travail, sa vertu, son dévouement à la Nation, ou ses dons artistiques. Il peut alors s’offrir le superflu. C’est mon cas. A sa mort, les sources d’énergie sont restituées au Trésor public.
Chaque jour, chacun doit brancher pendant une demi-heure son générateur d’énergie sur le réseau collecteur, au profit de la Nation. C’est notre façon de payer l’impôt. Cela se fait automatiquement, et personne n’y pense. C’est d’ailleurs peu de chose, si l’on pense que nos ancêtres d’avant le déluge de feu travaillaient au moins deux jours sur trois pour le percepteur.
Quand je mourrai, je rendrai à la Nation presque tout ce que j’ai reçu d’elle. Un homme peut difficilement entamer une pareille fortune. Le superflu, en réalité, se réduit à peu de chose. Le plus humble citoyen jouit presque du même confort que moi.
Nos villes sont bâties à deux mille mètres sous terre, à l’abri d’un accident imprévisible. De cette façon, si l’une des usines qui fabriquent la matière désintégrable, et qui se trouvent en surface, venait à sauter, nous n’en ressentirions qu’un choc lointain. Il n’y aurait aucune perte de vie humaine, car elles fonctionnent seules, sans main-d’œuvre. Peut-être quelques imprudents promeneurs seraient-ils les victimes. Mais qui, aujourd’hui, se risque encore sur la croûte terrestre, en ces lieux où règnent les saisons et les climats, le chaud et le froid, le vent et la pluie ?
Nous avons admirablement exploré et aménagé, au cours des siècles, l’intérieur de notre globe. Nous y avons découvert des fleuves et des océans, acclimaté toutes les plantes d’agrément et les animaux familiers à l’homme. La lumière du soleil, captée au-dessus des nuages et transmise par télévision, inonde notre monde souterrain de ses rayons bienfaisants. Une température toujours égale nous entoure. Nos véhicules rapides se déplacent sans bruit, sans fumée, sans gaz de combustion, dans d’immenses avenues bordées d’arbres toujours fleuris. Nous jouissons d’un printemps éternel, d’une douce paix. Béni soit Dieu ! Béni soit l’atome.
La prodigieuse ressource de l’énergie atomique a libéré l’homme de l’esclavage du travail. Des machines automatiques travaillent pour lui. Tout son temps lui appartient, à partir de l’âge de trente-cinq ans. Jusqu’à cet âge, il reçoit, dans les écoles nationales, une instruction obligatoire, qu’il peut, s’il en a le goût, poursuivre aussi longtemps qu’il le désire. Les esprits les plus doués, les intelligences les plus vives sont sélectionnées, et autorisés à fournir à la collectivité deux heures de travail par mois.
Mais les progrès continuels de la science, en rendant ce travail de plus en plus inutile, réduisent chaque jour l’élite admise à y participer. Pour ma part, j’attends avec impatience ce moment de ma vie où je fais enfin quelque chose. Je dois dire que c’est une bien grande, une très douce, une admirable récompense.
Pour passer le temps, les hommes ont inventé des arts nouveaux : la musique des ondes, l’architecture des couleurs, le cinéma total. L’Inda (Institut national de distribution des arts) diffuse sans arrêt d’admirables spectacles que chacun reçoit à domicile. Tout le monde envie les artistes, qui sont admis à travailler autant qu’ils le désirent et font à chaque instant effort de création. Mais n’est pas artiste qui veut. Même l’instruction dirigée n’y peut rien. C’est un don de Dieu. Béni soit-il.
L’homme commun, donc, n’a plus à se déplacer, plus à se donner la peine de faire le moindre effort. Une cellule lui est affectée à sa naissance, à côté de celles de ses parents. Une cellule par personne, quel que soit le nombre des membres de la famille. Il y vit, il y dort, il s’y nourrit, il s’y distrait. Il lui suffit d’appeler un meuble à haute voix pour que ce meuble sorte du mur ou du plancher, où un autre mot le fait rentrer. Il lui suffit d’avoir faim ou soif, d’avoir envie d’un aliment ou d’une boisson, pour que les ondes cérébrales de son appétit, de son désir, déclenchent un train d’ondes électromagnétiques, qui vont commander à l’usine cet aliment, cette boisson, qui arrive quelques secondes plus tard, fumant ou glacé, par le conduit d’alimentation de sa cellule.
S’il a envie de faire l’amour, le même phénomène projette dans l’espace les ondes de son désir, qui y rencontrent les ondes semblables d’une femme tourmentée par le même besoin. Et sans se déranger, sans se connaître, sans effort, ils prennent ensemble leur plaisir.
Cela permet aux laids et aux vieilles de connaître des joies que les civilisations précédentes leur refusaient.
Nous avons fortement prolongé la vie humaine, mais pas encore trouvé le moyen de conserver à l’homme sa jeunesse. Et si nos jeunes gens et nos adolescentes se promènent nus, dans tout le rayonnement de leur beauté, les femmes à dix-huit ans et les hommes à vingt-cinq prennent l’ample vêtement qu’ils ne quitteront jamais plus, et derrière lequel leur visage et leur corps pourront vieillir et se rider sans offenser la pudeur. C’est à cet âge-là qu’on se marie, pour avoir, pendant dix ans, un enfant chaque année. Ensuite, l’amour télépathique est seul autorisé.
Malgré les spectacles que le cinéma total lui fournit à domicile, spectacles en relief et en couleurs, odorants et sensoriels, d’une infinie variété et d’un choix sans cesse renouvelé, malgré la bibliothèque électrique qui lui permet de faire dérouler, sur son écran de poche ou d’appartement, le texte de tous les livres du monde, malgré la télévision qui lui permet de transporter son regard dans tout l’univers sans bouger de chez lui, l’homme moderne s’ennuie. Une secrète nostalgie le ronge. Certains penseurs prétendent qu’il regrette le temps où, écrasé par l’esclavage du travail, il subissait en outre la maladie, les guerres, les drames passionnels, l’angoisse du lendemain, et l’humiliation de l’ignorance. Le temps où il avait besoin de lutter pour vivre, de se déplacer pour voir le monde, de bouger pour faire l’amour...
On a heureusement mis au point, pour les hommes atteints de ce spleen, le sommeil prolongé. Beaucoup de citoyens en profitent. En vérité, presque toute la population de la Terre, n’ayant rien à faire, dort trente jours par mois. Pendant ce sommeil, le corps humain baigne dans des ondes qui le nourrissent et détruisent les toxines. Les mêmes ondes empêchent la formation des rêves. Notre sommeil est vraiment un repos complet. Personnellement, je n’y ai pas souvent recours. Je me passionne pour les voyages. Grâce à mes cent vingt grammes de puissance, je possède un appareil explorateur qui n’a pratiquement pas d’autres limites que celles du temps. Je passe de longues heures devant son écran. Il transporte mon regard partout où je le désire, sur la Terre et hors d’elle, sur les planètes de notre système solaire et hors de lui. J’ai peu à peu exploré tout ce qui était à la portée de mes ondes. Je vais recevoir dans trois semaines une émission envoyée par moi il y a quarante ans vers une planète d’un système solaire situé à vingt années-lumière de notre globe. C’est-à-dire que les ondes émises par mon appareil, voyageant à la vitesse de 300 000 km à la seconde, ont mis vingt ans pour parvenir à leur but, et sont en voyage retour depuis vingt ans pour me rapporter l’image de ce qu’elles ont vu. J’en enregistrerai un film, et en donnerai une copie à l’Institut central des recherches qui prépare soigneusement, méticuleusement, la conquête de l’Univers par l’homme. Au rythme de dix naissances par couple, et la mortalité étant pratiquement nulle avant l’âge de trois cents ans, l’humanité se multiplie prodigieusement. Il y a longtemps que la Terre ne lui suffit plus. Nous avons d’abord conquis la Lune, puis Mars et Vénus, les deux planètes les plus proches de la nôtre. C’est sans doute là la plus prodigieuse conséquence de la découverte de la désintégration atomique. Elle a enfin donné à l’homme une source d’énergie assez puissante pour lui permettre de s’arracher à l’horrible pesanteur qui, depuis le commencement de la création, le tenait englué à la Terre. Nous ne sommes plus, aujourd’hui, fixés à ce grain de sable.
Nous avons réchauffé la Lune. Nous lui avons créé une atmosphère, nous avons nivelé ses monts et comblé ses abîmes. Et nous l’habitons. Pour Mars et Vénus, nous avons dû d’abord détruire, avant d’y aborder, la faune et la flore indigènes, puis, par projection de forces dirigées, modifier leur vitesse de rotation pour créer à leur surface une pesanteur identique à celle qui règne sur notre globe. Enfin nous nous y sommes installés, après avoir réglé leur température et leur atmosphère. Tout cela s’est fait sans peine. Quelques hommes et de merveilleuses machines ont exécuté ces travaux. C’était jeu d’enfant. D’innombrables véhicules interplanétaires sillonnent l’éther. Bientôt tout le système solaire accueillera l’homme, et deviendra à son tour trop petit. Alors nos petits-enfants s’en iront vers des soleils voisins. La créature de Dieu, partie de ce grain de poussière dans l’univers, conquerra l’espace infini. Sa puissance ne connaît plus de limites. Et si, dans des milliards de siècles, le ciel vient à manquer de terres pour le peuple des hommes, ceux-ci seront en mesure de créer de nouveaux habitats. En effet, si nos ancêtres ont trouvé le moyen de transformer la matière en énergie, nous sommes sur le point, nous, de transformer l’énergie en matière, et nos lointains descendants, héritiers de notre prodigieuse science, recommençant l’œuvre de Dieu, pourront faire sortir du néant les Mondes dont ils auront besoin.
III
JOURNAL DU PETIT-FILS DU PRÉCÉDENT
Mille ans plus tard.
Stupéfaction ! Un affreux message vient de tirer les hommes de la Terre du doux sommeil dans lequel ils étaient plongés depuis dix ans. La colonie humaine de la planète Pluton vient de se déclarer indépendante, et se révolte contre les lois de l’humanité. Toutes les communications interplanétaires sont interrompues. Les hommes de Pluton, sous la conduite d’un chef chevelu nommé Orphée, prétendent se retrancher de la course de l’humanité vers le progrès. Orphée dit que nous avons assez regardé en avant, et qu’il veut regarder en arrière, qu’il renonce à la civilisation et à son mortel ennui, et qu’il veut recommencer à transpirer et à semer du blé !
Abomination ! Cet homme a entraîné dans sa folie les six cents milliards d’hommes qui peuplent sa planète. Il dit que si on ne lui laisse pas vivre la vie qu’il lui plaît, Pluton conquerra sa liberté par la guerre.
Tous les hommes de la Terre ont été immédiatement mobilisés sur place. Ils devront fournir chaque jour dix minutes de travail.
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Nouveau message. La folie s’étend. La Lune se solidarise avec Pluton, ainsi que Mars et Uranus. Mais Saturne, Vénus et Jupiter sont avec nous. Nos usines de surface fabriquent en toute hâte des armes éclair. Nous devons d’abord parer au danger immédiat, détruire ce cancer attaché à notre flanc : la Lune. Les hommes de tout le système solaire sont mobilisés. D’énormes fusées à désintégration sont braquées vers les planètes ennemies. Mais tout espoir n’est pas perdu. On négocie. Ce n’est pas encore la guerre...
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C’en est fait. La guerre a éclaté. Par mesure de défense, nous avons attaqué les premiers. Mais nos fusées ne sont pas parvenues jusqu’à la Lune. Le système lunaire de défense par ondes les a fait exploser dans l’éther, à une distance où elles n’étaient pas dangereuses. La Lune a aussitôt répliqué ; nous nous sommes défendus de la même façon. Une étrange exaltation me saisit, un adorable émoi trouble mon cœur dont je n’avais jamais senti les battements : j’ai peur et j’ai envie de vaincre. Je tremble et je hais. Je suis un homme.
Tous nos appareils personnels de source d’énergie doivent être branchés vingt heures par jour sur le grand collecteur, pour fournir aux usines de guerre le surcroît de puissance dont elles ont besoin. Pendant ces vingt heures, nous sommes privés de tout, notre univers personnel est entièrement arrêté, aucun de nos appareils ménagers ne fonctionne.
A partir de demain, les usines de nourriture ne fabriqueront plus qu’un plat unique, qui sera distribué à heure fixe. Nous acceptons héroïquement ces restrictions. C’est pour la victoire ! Vive la Terre !
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Le conflit est devenu général. Pendant les courtes heures où je peux disposer de mon appareil de télévision, je parcours des yeux l’éther qui offre l’étrange spectacle de l’explosion des fusées. Aucune n’a encore atteint son but. Elles éclatent en course, dès qu’elles se heurtent aux ondes. Dans le noir du vide infini, elles font naître des constellations fugitives et multicolores. C’est un merveilleux ballet de lumière et de couleurs. Mais patience ! Nous mettons au point une fusée contre laquelle aucune défense ne pourra rien. La Lune et ses alliés infernaux en feront bientôt la connaissance.
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Horreur ! Horreur ! Horreur ! Pluton nous a devancés ! Orphée ricanant et triomphant vient de nous annoncer qu’il avait envoyé vers la Terre une fusée chargée de cent millions de tonnes de matière désintégrable, et munie d’un dispositif qui percera toutes les défenses. S’il a dit vrai, la Terre entière va sauter. La Lune disparaîtra du même coup, mais ce sera pour nous une mince satisfaction. Quant à Orphée, il se moque bien de son alliée !
La Lune, en apprenant le départ de la fusée qui lui sera fatale comme à nous, a renversé son alliance et est passée dans notre camp. Cela ne change pas grand-chose à l’affaire. Heureusement, nous avons su riposter autrement. Par une prodigieuse concentration de toute la puissance de la Terre, nous avons pu, sinon arrêter la fusée de Pluton ou la faire exploser, du moins la dévier de sa route. Elle est entrée dans la force d’attraction du Soleil et se dirige implacablement vers lui. Dans les minutes qui vont suivre, le sort du monde va se jouer. Ou bien le Soleil absorbera la fusée comme une simple étincelle, ou bien l’engin va provoquer l’explosion totale de notre astre central. Dans cette seconde hypothèse, c’est le système solaire entier qui sautera, comme un simple atome, et fera sauter les systèmes solaires voisins, par désintégration en chaîne. C’est l’univers entier ! c’est l’infini ! c’est Dieu lui-même ! qui sont menacés de disparaître en une épouvantable, inimaginable flamme. C’est l’homme qui l’aura voulu. J’ai peur. Je suis fier d’être un homme.